Le mandataire de protection future peut-il représenter l’associé unique d’une EURL ou une SASU, pour prendre les décisions de l’associé unique ?

par | 16 Déc 2024

Le mandat de protection future peut s’avérer un dispositif très pertinent pour un chef d’entreprise, particulièrement s’il est majoritaire, voir l’associé unique de la société.

En cas d’accident provoquant une incapacité du chef d’entreprise, l’activation du mandat permettra, dans un très bref délai, de constater l’incapacité du chef d’entreprise, et de donner les pouvoirs d’associé à son mandataire de protection future. La conclusion du mandat de protection future peut être étendue à celle d’un mandat à effet posthume couvrant cette fois l’hypothèse du décès du chef d’entreprise.

Ces deux dispositifs juridiques d’anticipation peuvent être utilement complétés par la désignation d’un mandataire social dont le mandat à effet différé, s’activerait automatiquement en cas d’incapacité ou de décès du chef d’entreprise, pour éviter toute vacance de présidence ou gérance.

Un tel montage permet de garantir au mieux la continuité d’exploitation de l’entreprise.

Tout cela semble assez naturellement couler de source, mais deux articles du code de commerce sèment le doute quant à la faisabilité de ces montages concernant plus spécifiquement les sociétés unipersonnelles, EURL et SASU.

Il s’agit des articles L 223-31 et L 227-9 du code de commerce qui contiennent tous les deux la phrase suivante : « L’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs ».

Est-ce que ces dispositions impératives rendent inopérante la rédaction d’un mandat de protection future pour les chefs d’entreprise associés uniques d’EURL et de SARL ?

A notre avis, la réponse est non. Cette réponse nous semblait évidente dès le départ : comment une disposition légale pourrait-elle légitimement faire obstacle à la protection des biens d’une personne devenue vulnérable ? Cela paraît impensable.

Nous avons logiquement creusé le sujet de manière approfondie pour contribuer à fournir aux praticiens du droit des arguments juridiques solides en faveur de la promotion du mandat de protection future du chef d’entreprise, même unipersonnelle.

Les règles applicables en la matière sont les suivantes :

Le mandat de protection future est régi par les articles 477 et suivants du code civil. Ces dispositions renvoient également au droit commun du mandat, sous réserve que les règles ne soient pas contraires au régime spécial de mandat de protection future.

Le mandat de protection future a donc la nature judique d’un mandat, mais c’est un mandat d’un genre particulier, régit aussi par :

  • des dispositions spécifiques (notamment les articles 477 et suivant du code civil)
  • et par renvoi, des dispositions applicables à la tutelle (par exemple articles 457-1 à 459-2 du code civil)

Le mandataire de protection future a des pouvoirs beaucoup plus importants qu’un mandataire classique, en particulier si l’acte est notarié, mais il est aussi soumis à un dispositif de contrôle spécifique.

Le mandataire de protection future peut faire tous les actes qu’un tuteur peut faire seul ou avec l’autorisation du juge des tutelles (articles 490 ou 493 du code civil).

Or, un tuteur peut représenter l’associé unique sous tutelle, pour exercer ses prérogatives d’associé, en application des articles 504 et 505 du code civil, avec ou sans autorisation du juge des tutelles, selon le type d’actes concernés.

En effet, les articles L 223-31 et L 227-9 du code de commerce prévoient que l’associé unique d’une EURL ou d’une SAS ne peut pas confier à un tiers, dans le cadre d’un mandat, l’exercice de ses prérogatives d’associés. Ces articles ne font pas obstacle à l’intervention du tuteur, qui tire ses pouvoirs du jugement de tutelle.

Mais le mandataire de protection future dispose-t-il des mêmes pouvoirs que le tuteur en matière d’entreprise unipersonnelle ?

Quelle règle prévaut sur l’autre ?

  • si c’est la règle du code de commerce, le mandataire de protection future ne pourra pas prendre des décisions de l’associé unique en représentation de son mandant,
  • si ce sont les articles 490 ou 493 du code civil, qui renvoient implicitement aux articles 504 et 505 du code civil, le mandataire de protection pourra prendre des décisions de l’associé unique en représentation de son mandant.

Il existe plusieurs méthodes d’interprétation en présence de règles contradictoires. Nous proposons d’examiner les principales pour contribuer à résoudre cette difficulté d’interprétation. Généralement, la jurisprudence combine plusieurs méthodes d’interprétation dans ce type de situation, de manière pragmatique.

Nous allons faire de même en mobilisant trois maximes juridiques, la méthode téléologique et la hiérarchie des normes.

La maxime d’interprétation qui vient la première à l’esprit est la maxime « la règle spéciale déroge à la règle générale ».

Un des rares articles de doctrine concernant cette règle « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs » concerne la SASU. Cet article s’interroge sur la possibilité en SASU pour l’associé unique de déléguer ses pouvoirs en matière d’augmentation de capital. Les règles de la SA relatives à l’augmentation du capital sont applicables par renvoi à la SAS. Ces règles prévoient expressément la possibilité pour l’assemblée générale de déléguer ses pouvoirs au président. Les auteurs de cet article considèrent que cette possibilité de délégation doit s’appliquer en matière de SASU (« Augmentation de capital réservée aux salariés d’une Sasu : l’associé peut-il déléguer sa compétence ? » Jean-Eric CROS et Solenne GILLES BRDA 12/15 (paru le 30/06/2015)).

Pour cela, pourquoi ne pas s’appuyer sur la maxime « la règle spéciale déroge à la règle générale » ? Les dispositions relatives à l’augmentation du capital étant plus spéciales, elles dérogent aux dispositions générales prohibant la délégation des pouvoirs de l’associé unique.

Les auteurs concluent leur article en indiquant qu’une intervention du législateur serait bien venue pour résoudre cette difficulté.

Dans notre cas, cette maxime « la loi spéciale déroge à la loi générale » ne semble pas trancher la difficulté, chaque règle pouvant être considérée comme spéciale vis-à-vis de l’autre, selon la manière de les formuler :

  • on peut considérer que le mandat de protection future est une disposition spéciale par rapport au droit commun du mandat ; or, dans le droit commun du mandat, il est prohibé d’établir un mandat pour représenter un associé unique pour prendre ses décisions,
  • on peut considérer, à l’inverse, que la société unipersonnelle est une société particulière pour laquelle aucun mandat, quel qu’il soit, ne peut être établi par l’associé unique pour déléguer ses pouvoirs d’associés. Ainsi le mandat de protection future permettrait d’organiser la représentation de tous les biens, sauf pour prendre les décisions du mandant en tant qu’associé unique.

Il est donc nécessaire de recourir à d’autres méthodes d’interprétation pour surmonter cette difficulté.

Une seconde maxime permet au contraire de résoudre facilement la difficulté : « La loi nouvelle déroge à la loi ancienne ». Dans notre cas, en appliquant cette maxime, ce serait les règles du mandat de protection future qui prévaudraient sur celles relatives aux entreprises unipersonnelles. Le mandat de protection future a été introduit dans la réglementation en 2007, alors que la prohibition de représentation de l’associé unique date de 1985 pour l’EURL et 1999 pour la SASU.

Ce premier argument en faveur de la prééminence nous semble cependant insuffisant pour convaincre totalement.

Une troisième maxime peut également nous aider : « l’exception doit être interprétée strictement », c’est-à-dire de manière restrictive, de façon à ne s’appliquer qu’aux situations prévues par le législateur. L’interdiction de déléguer les pouvoirs de l’associé unique est une exception à la liberté d’exercice du droit de propriété sur les parts sociales. Cette règle doit donc s’appliquer de manière restrictive.

L’application de cette maxime nécessite, en complément de recourir à la méthode d’interprétation téléologique pour rechercher quel était l’objectif du législateur, en 1985 et 1999, lorsqu’il a adopté la règle « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs ».

L’analyse approfondie des travaux parlementaires de 1985 et de 1999 est peu instructive. En 1985, la règle « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs » :

  • était présente dans le projet de loi initiale
  • a été adoptée en première lecture par l’assemblée nationale
  • a été supprimée en première lecture par le sénat
  • a été rétablie en deuxième lecture par l’assemblée nationale
  • a finalement été adoptée dans la loi votée par le parlement en juillet 1985.

La lecture de l’exposé des motifs, des rapports et des débats de l’assemblée nationale et du sénat ne permet pas de savoir pourquoi exactement cette règle a été adoptée. Aucun argument précis n’est invoqué, ni même d’exemples de situations que le législateur aurait souhaité prévenir via cette règle.

Ce qui ressort des débats de 1985, c’est l’importance de mettre un terme à la pratique des sociétés fictives et de protéger les tiers contre les comportements frauduleux des entrepreneurs exerçant dans le cadre d’une société unipersonnelle.

Les travaux parlementaires de 1999 sont totalement muets sur la question.

Finalement, impossible de savoir, à la lecture des travaux parlementaires, quels types de comportements ou fraudes, la règle « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs », est sensée empêcher. Il est donc impossible de déterminer à quels types de situations restreindre l’application de cette règle.

Cette règle a, semble-t-il, été adoptée alors qu’en 1985, la création de l’entreprise unipersonnelle, constituait une véritable révolution en France. Aucun argument rationnel ne semble à l’origine de cette règle. Cela semble finalement résulter de la seule croyance intuitive et arbitraire à la nécessité de cette règle, faute de recul, à l’époque.

Avec plusieurs décennies de recul, il reste impossible de pouvoir expliquer l’utilité de cette règle. En près de 40 ans d’existence de cette règle, il semble qu’aucune jurisprudence ne soit venue éclairer le sujet. La recherche faite sur le site Legifrance sur l’expression exacte « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs » ne fait ressortir que quelques résultats, dont aucun n’apporte le moindre éclairage.

Il n’est donc pas surprenant qu’en 2022, la suppression de cette règle ait été proposée dans le cadre des recommandations techniques du 118ème congrès des notaires (voir « La Semaine Juridique Notariale et Immobilière » n° 1048, 02 décembre 2022, 10013).

Pour finir, le meilleur moyen de régler la difficulté, tant que le législateur n’est pas intervenu, est de recourir à la hiérarchie des normes.

En vertu de l’article 55 de la Constitution, la norme internationale acquiert, dès sa publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve d’avoir été régulièrement ratifiée ou approuvée. Il appartient aux juridictions nationales, dans le cadre du contrôle de conventionalité, de vérifier la conformité du droit français à la convention internationale. Les justiciables peuvent, sous certaines conditions, se prévaloir de la convention internationale devant le juge. Lorsqu’une disposition est considérée « d’effet direct », elle permet au juge d’écarter la disposition du droit national non conforme à la convention internationale, pour appliquer directement la disposition de cette convention dans le litige.

Dans notre cas, il nous semble pertinent de s’appuyer sur la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées de décembre 2006, signée par la France en 2007 et ratifiée et 2010.

Dans un rapport du Défenseur des Droits de décembre 2016, il rappelle que les articles 477 et suivants du code civil sur le mandat de protection future, soutiennent l’application de l’article 12.4 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. Cet article prévoit notamment que « les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée ». Or, l’article 12.4 de la Convention est considérée comme d’application directe par le Défenseur des Droits dans son rapport de 2016.

Le mandat de protection future constitue un moyen pour les personnes, d’exprimer leurs volontés. Notamment, la volonté d’être représenté, en cas de perte de capacité, par la personne de son choix pour la gestion de son patrimoine, par exemple des parts sociales de sociétés unipersonnelles.

Il est donc légitime de conclure que la règle du code de commerce « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs » doit être écartée au profit de l’application des articles 477 et suivants du code civil, pour se conformer à l’article 12.4 de la Convention internationale relative au droit des personnes handicapées.

Ainsi, à notre avis, il ne fait aucun doute que l’associé unique peut déléguer ses pouvoirs dans le cadre d’un mandat de protection future, pour garantir le respect de sa volonté et de ses préférences en cas de perte de capacité, en application de l’article 12.4 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées.

Notre avis nous semble d’autant plus renforcé par le fait qu’après étude des travaux parlementaires et faute de jurisprudence, la règle « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs » paraît ne présenter aucune utilité. Pour preuve, la profession des notaires elle-même en demande la suppression depuis 2022.

Il serait bien évidemment préférable que la règle « l’associé unique ne peut déléguer ses pouvoirs » soient supprimée par le législateur, ou a minima, aménagée par le législateur, pour clarifier définitivement cette difficulté d’interprétation. Toutefois, vu l’importance de recourir massivement au mandat de protection future pour garantir la continuité d’exploitation des entreprises, il nous semble important de ne pas attendre de réforme du code de commerce pour cela.

Il paraît préférable d’adapter les statuts des sociétés unipersonnelles en ajoutant l’alinéa suivant :

«  Par dérogation à l’article L 223-31 [ou L227-9] du code de commerce, l’associé unique peut déléguer ses pouvoirs à un mandataire de protection future, dont le mandat est applicable en cas d’incapacité de l’associé unique, conformément à l’article 12.4 de la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées ».

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